Citer
Où l'on domine il y a des masses : où il y a des masses il y a besoin d'esclavage. Où il y a de l'esclavage, les individus sont en petit nombre et ils ont contre eux les instincts de troupeau et la conscience.
Le programme de mise à disposition du monde menace, au bout du compte, de mener à une indisponibilité radicale catégoriquement différente et plus grave que l'indisponibilité originelle, parce que nous ne pouvons pas ressentir d'efficacité personnelle à son égard et parce que nous ne pouvons entrer avec lui dans aucune relation de réponse ni aucun rapport d'assimilation
Nous avons quitté la terre et sommes montés à bord! Nous avons brisé le pont qui est derrière nous - mieux encore, nous avons brisé la terre qui était derrière nous! Eh bien! petit navire, prends garde! À tes côtés il y a l'océan : il est vrai qu'il ne mugit pas toujours, et parfois sa nappe s'étend comme de la soie et de l'or, une rêverie de bonté. Mais il viendra des heures où tu reconnaîtras qu'il est l'infini et qu'il n'y a rien de plus terrible que l'infini. Hélas! pauvre oiseau, toi qui t'es senti libre, tu te heurtes maintenant aux barreaux de cette cage! Malheur à toi, si tu es saisi du mal du pays, et su tu regrettes la liberté que tu avais là-bas, - car maintenant il n'y a plus de "terre"!
La modernité tardive se rend à elle-même disponible l'expérience de l'indisponibilité massive, en tant qu'option temporaire à laquelle on peut mettre un terme à tout moment
Je veux apprendre toujours d'avantage à considérer comme beau ce qu'il y a de nécessaire dans les choses : - ainsi je serai de ceux qui rendent belles les choses. Amor fati : que cela soit dorénavant mon amour. Je ne veux pas entrer en guerre contre la laideur. Je ne veux pas accuser, je ne veux pas même accuser les accusateurs. Détourner mon regard, que ce soit là ma seule négation! Et, somme toute, pour voir grand : je veux n'être un jour qu'affirmateur!
Nul vainqueur ne croit au hasard.
La mythopoïèse est l'art précieux de faire pousser des mythes dans les interstices du béton effondriste.
Ce qui manque, c'est une aptitude, désormais largement perdue, laissée en jachère ou en friche par nos modes de vie numériques, à pouvoir nous confronter à l'altérité. À ce qui n'est pas nous, à ce que nous ne vivons pas, ne partageons pas directement.
Johann Chapoutot | Le Grand Récit
La philosophie ne ressemble pas aux discours de la rhétorique, encadrés entre exorde et conclusion; elle n'est pas non plus un jardin clos dont le philosophe serait le jardinier
Non qu'il s'agisse de maîtriser l'outil [...] : il s'agit, dans la relation indiscutable qui se développe au quotidien entre nous et nos technologies amies, de faire en sorte que cette relation préserve notre liberté et respecte nos rythmes organiques
Tout est censé être fluide mais rien ne le sera: il faudra s'adapter aux routines du robotaxi, à ses bugs, à ses contraintes techniques et a ses règles de sécurité absurdes visant à parer à 1 incident sur 20000 en exaspérant 19999 clients au nom de ce cas aberrant exceptionnel.
La naissance de la philosophie pessimiste n'est absolument pas l'indice de grandes et terribles misères; mais ces mises en question de la valeur de la vie en général se produisent en des temps où l'affinement et l'allègement de l'existence trouvent déjà trop sanglantes et trop malignes les inévitables piqûres de mouche de l'âme et du corps, et voudraient faire apparaître, dans la pénurie de véritables expériences douloureuses, des représentations communes douloureuses comme une souffrance d'espèce supérieure
Le récit du temps offert par Marx est un philosophiede l'histoire qui s"inscrit dans la claire filiation de Hegel [...], tout en le remettant à l'endroit ou plutôt les pieds sur terre [...]: la dialectique de l'esprit imaginée par Hegel devient chez eux, une dialectique de la matière, des moyens de production, des rapports sociaux, soutenue par une lecture attentive de l'histoire et une immense érudition.
Ce qui comptait désormais semblait être le combien, pas le comment. Combien : la vitesse atteinte, la distance parcourue, les records de trajet. Et pas comment : le courage physique, la finesse de contre, l'invention d'une Trace.
L'histoire intéresse avant tout l'homme créatif et puissant, celui qui mène un grand combat, cherche des modèles, des initiateurs et des consolateurs, et n'arrive pas à les trouver parmi ses compagnons ni dans le temps présent [...]. La foi en une commune appartenance et une continuité des grandeurs de tous les temps, c'est une protestation à l'encontre du flux des générations et de l'éphémère. Ainsi de quel avantage est pour le contemporain la prise en compte monumentale du passé, la culture des classiques et de l'élite des temps antérieurs ? Il en retient que la grandeur qui fut a pour le moins été possible et pourrait bien toujours revenir. Il a plus de cœur à avancer puisqu'il a chassé le soupcon qui l'assaille aux heures de faiblesse, de vouloir peut-être l'impossible.
Faire naître dans l'inerte. Un intense bonheur en découle, qui tient aussi à cette augmentation de nos capacités qu'autorise la machine qu'on domestique et qui va nous épauler, chercher à notre place et trouver grâce à nous.
[...]
Quelque chose qui relève du frisson de se prolonger, de faire fluer l'énergie au bout de ses doigts
Celui qui se refuse une chose entièrement et pour longtemps croira presque l'avoir découverte lorsqu'il la rencontrera de nouveau par hasard, - et quel n'est pas le bonheur de celui qui découvre!
La modernité tend à rendre disponible autant de "monde" que possible pour augmenter la possibilité et la probabilité que surviennent les expériences de résonance épanouissantes auxquelles on aspire
Pour Sapiens, l'espace fertile n'est ni l'intérieur, ni l'exterieur: il est cette lisière tremblée où l'on s'élève en se confrontant à ce qui n'est pas nous et que j'aime à appeler: l'altérieur.
Et quand tombent tes murs intérieurs et tes faux plafonds, tu mesures que tu es plus vaste que tu ne le croyais. Enfin disponible au frisson qui va te trembler. Ton volume vital se met à respirer et à vibrer comme le booster d'une enceinte. De toi sort doucement une nouvelle musique, qui peut s'écouter, se chanter ou se danser.
Alors quelque chose, avec les autres, peut se passer.
Friedrich Nietzsche | Le gai savoir
La phénoménologie de l'Esprit est l'histoire même, c'est-à-dire l'intelligence humaine en devenir, ainsi que le récit philosophique qui permet d'élucider ce devenir. L'esprit a pour activité de s'objectiver : en s'exprimant par le travail et la création d'artefacts, il est la matrice intellectuelle du réel matériel. [...] En s'objectivant, l'esprit devient phénomène, soit ce qui apparaît
Il est besoin de la bêtise vertueuse, d'inébranlables batteurs de mesure à l'esprit lent, pour que les croyants de la grande croyance générale demeurent ensemble et continuent à exécuter leur danse : c'est une nécessité de premier ordre qui le commande et l'exige ici. Nous autres, nous sommes l'exception et le danger, - nous avons éternellement besoin de nous défendre! - Eh bien ! il y a vraiment quelque chose à dire en faveur de l'exception, à condition qu'elle ne veuille jamais devenir la règle.
La méditation a perdu toute la dignité de sa forme; on a tourné en ridicule le cérémonial et l'attitude solennelle de celui qui réfléchit et l'on ne tolérerait plus un homme sage du vieux style. Nous pensons vite, nous pensons en chemin, tout en marchant, au milieu des affaires de toute espèce, même lorsqu'il s'agit de penser aux choses plus sérieuses; il ne nous faut que peu de préparation, et même peu de silence : - c'est comme si notre tête contenait une machine en mouvement incessant, qui continue de travailler même dans les conditions les plus impropres à la pensée. Autrefois, quand quelqu'un allait penser - c'était là une chose exceptionnelle ! - on le voyait devenir plus calme et préparer son idée : il contractait le visage comme pour une prière et il s'arrêtait de marcher; certains pouvaient même se tenir immobiles pendant des heures - sur une ou sur deux jambes - dans la rue, lorsque la pensée "venait". Voilà qui s'appelait "penser"!
Quelle place le philosophe tiendra-t-il dans la cité? Ce sera celle d'un sculpteur d'homme.
Les carrières se dessinent au gré d'une alternance permanente d'écoute et de réponse aux circonstances extérieures - les options et les impératifs - et aux dispositions intérieures, les deux poles se transformant constamment.
Savoir "perfectionner sa propre âme à l'aide de la raison" est une règle "également nécessaire pour tous les hommes".
L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire des luttes de classes [...]. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante ont mené une guerre ininterrompue [...]. Le caractère distinctif de notre époque, de l'époque de la bourgeoisie, est d'avoir simplifié les antagonismes de classes. La société se divise de plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat.
L'expérience de la Résonance implique quelque chose comme l'expérience d'une (contre-)force autonome qui s'oppose à toute disponibilité
Les uns, qui se cacheront par l'esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, je les appellerai lâches; les autres, qui essaieront de montrer que leur existence était nécessaire, alors qu'elle est la contingence même de l'apparition de l'homme sur la terre, je les appelerai les salauds.
Nous vivons dans le capitalisme. Son pouvoir semble inéluctable, tout comme l’était le Droit divin des rois.
Nous avons donné aux choses une couleur nouvelle, et nous continuons sans cesse à les peindre autrement, - mais que pouvons-nous jusqu'à présent contre la splendeur du coloris de vette vieille maîtresse! - je veux dire l'ancienne humanité
Le sujet qui éprouve l'angoisse de la liberté se rassure en épousant un récit, celui d'une fonction sociale [...] qui, comme toute fonction, est une fiction, une invention, une création. Mais cette fiction, par son importance existentielle, ne se donne pas pour telle, et refuse d'être identifiée ainsi.
Le pouvoir se manifeste toujours chez son détenteur dans l'extension de son propre accès au monde, souvent aux dépens de tiers
Épictète | Entretiens
Friedrich Nietzsche | Le gai savoir
Gardons nous de dire que la mort est opposée à la vie. La vie n'est qu'une variété de la mort et une variété très rare.
L'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans le monde, et se définit après. L'homme tel que le conçoit l'existentialisme, s'il n'est pas définissable, n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite, et il sera tel qu'il se sera fait.
Ainsi, il n'y a pas de nature humaine, puisqu'il n'y a pas de Dieu pour la concevoir
Le monde de la Révolution et du Parti étant absolument séparés et régis par une normativité différente, et la mission révolutionnaire étant devenu le sens de toute une vie, tout était possible, et souhaitable, pour y demeurer et en rester digne
La frontière est l'autre nom de la peur. Sa matérialisation physique. Une frontière est faite de grillages barbelés à l'espoir d'une sécurité impossible. Un jour, on comprendra peut-être qu'il n'existe pas de formule sociopolitique pour être tranquille d'avance. Une société qui espère cette sérénité se suicide comme société libre
L'histoire n'est donc pas une réalité brute, mais aussi, voir surtout, le récit que l'on en fait, à l'échelle individuelle comme à l'échelle des groupes et des sociétés, pour donner sens au temps, au temps vécu, au temps qui passe
Quelles sont en dernière analyse les vérités de l'homme? - Ce sont ses erreurs irréfutables.
Ce qui est fait reste a faire
Deviens ce que tu es.
Friedrich Nietzsche | Le gai savoir
Alain Damasio | Vallée du silicium
Friedrich Nietzsche | Le gai savoir
Là où "tout est disponible", le monde n'a plus rien à nous dire; là où il est devenu indisponible d'une nouvelle manière, nous ne pouvons plus l'entendre parce qu'il n'est plus atteignable.
Non seulement la foi et la conviction, mais encore l'examen, la négation, la méfiance, la contradiction devinrent un pouvoir, tous les "mauvais" instincts étaient sous-ordonnés à la connaissance, placés à son service, on leur prêta l'éclat de ce qui est permis, vénéré et utile, et finalement le regard et l'innocence du bien. La connaissance devint dès lors un morceau de la vie même et, en tant que vie, un pouvoir toujours grandissant.
Friedrich Nietzsche | Le gai savoir
La conscience est le dernier stade, le plus tardif, de ce qui est organique; c'est par conséquent aussi ce qu'il y a de moins achevé et de moins fort
-- M'a-t-on compris? Dionysos contre le Crucifié...
Vivre - cela signifie : repousser sans cesse quelque chose qui veut mourir. Vivre - cela signifie : être cruel et implacable contre tout ce qui, en nous, devient faible et vieux, et pas seulement en nous.
L'output doit être le bon, il doit être calculable et maîtrisable sur le temps temporel et sur celui du contenu : voilà ce qu'exige la logique institutionnelle de la stabilisation dynamique.
Tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde
Friedrich Nietzsche | Le gai savoir
La dématérialisation constitutive des réseaux sociaux fait néanmoins office de solvant sur les solidarités de voisinage en diluant toute présence et tout vécu local commun au profit terminal d'une existence liquide qui va demeurer "remote" - terme puissant en anglais pour dire isolé, éloigné, reculé, à distance tout en conservant une connotation de... télécommande.
On n'entend que les questions auxquelles on est capable de trouver une réponse
En soit tout circonspection à conclure, tout penchant sceptique est déjà un grand danger pour la vie. Aucun être vivant ne se serait conservé si le penchant contraire d'affirmer plutôt que de suspendre son jugement, de se tromper et de broder plutôt que d'attendre, d'approuver plutôt que de nier, de juger plutôt que d'être juste, n'avait été développé d'une façon extrêmement intense.
On ne sait pas si la Résonance se produira, et encore moins ce qui en sortira
Seule la force n'est pas sur la défensive
Tout ce qui est de mon espèce, dans la nature et dans la société, me parle, me loue, me pousse en avant, me console - : le reste je ne l'entends pas, ou bien, je m'empresse de l'oublier. Nous ne demeurons toujours qu'en notre société
Friedrich Nietzsche | Le gai savoir
Rendre hommage s'apprend autant que mépriser
Si vous voulez diminuer et amoindrir la souffrance des hommes, eh bien! il vous faudra diminuer et amoindrir aussi leur capacité de se réjouir.
Albert Camus | Le mythe de Sisyphe
Il y a en général peu d'homme qui aient foi en eux-même; - et parmi ce petit nombre, les uns portent cette foi en naissant, comme un aveuglement utile ou bien un obscurcissement partiel de leur esprit [...], les autres sont obligés de l'acquérir d'abord : tout ce qu'ils font de bien, de solide, de grand, commence par être un argument contre le sceptique qui gît en eux; c'est celui qu'ils veulent convaincre et persuader, et pour y parvenir il leur faut presque du génie. Ce sont les grands insatisfaits d'eux-mêmes.
Ah ! ces Grecs, ils s’entendaient à vivre : pour cela il importe de rester bravement à la surface, de s’en tenir à l’épiderme, d’adorer l’apparence, de croire à la forme, aux sons, aux paroles, à tout l’Olympe de l’apparence ! Ces Grecs étaient superficiels — par profondeur !
Même les pensées, on ne peut pas les rendre tout à fait par des mots.
L'essence du caractère blasé est d'être émoussé à l'égard des différences entre les choses, non pas au sens où celles ci ne seraient pas perçues, mais au contraire de telle sorte que l'on éprouve comme nulles l'importance et la valeur des différences entre les choses, et par là des choses elles mêmes
La tentative de piloter des processus d'interaction, en les liant à un résultat (par exemple dans la santé ou dans la formation, mais tout autant dans la recherche ou dans la politique) a dès lors, ici aussi, pour conséquence le mutisme qui affecte l'acte de Résonance [...] La Résonance exige le renoncement au contrôle du vis-à-vis et du processus de rencontre, mais aussi (la confiance dans) la faculté d'atteindre l'autre partie et d'établir un contact responsif
Seul l'homme meurt, il meurt continuellement, aussi longtemps qu'il séjourne sur terre
Qu'est désormais pour moi l'"apparence"? Ce n'est certainement pas l'opposé d'un "être" quelconque [...] L'apparence est pour moi la vie et l'action elle-même qui, dans son ironie de soi-même, va jusqu'à me faire croire qu'il y a là apparence.
[Pour les nazis] Récrire l'histoire de l'antiquité, dans les manuels scolaires comme dans les films et dans l'architecture des villes, doit permettre de retrouver la race dans un bain de régénération bienvenu, après les mélanges et les étiolements de la modernité. Le recours à l'antiquité est constitutif d'une révolution culturelle, au sens premier, et étymologique, du terme : il s'agit de revenir à l'origine, à la tête blonde qui vivait selon son instinct et non selon les lois léguées par les (judéo-)chrétiens. Pas d'homme nouveau, chez les nazis : l'archétype c'est bel et bien l'archaïque.
Être en vie c'est être en mouvement et c'est être lié - tissé au ventre et lié aux autres. [...] Il te faudra inventer le sens de ta vie sans nous. Une terre sous tes pas.
Tout grand homme possède une force rétroactive : à cause de lui, toute l'histoire est remise sur la balance et mille secrets du passé sortent de leur cachette - pour être éclairés par son soleil
Mais la raison, pour quel dessein l'avons-nous reçue de la nature? Pour l'usage qu'il convient de faire des représentations. [...] C'est pourquoi, la tâche du philosophe, la première et la principale, est de faire l'épreuve de ses représentations, de les distinguer, de n'en accepter aucune qui n'ait été mise à l'épreuve. [...]
L'essence du bien consiste dans l'usage qui convient des représentations.
Nos pensées sont les ombres de nos sentiments, - toujours plus obscures, plus vides, plus simples que ceux-ci
Il n'y a pas de désir qui ne coule dans un agencement
"Donner du style" à son caractère - c'est là un art considérable qui se rencontre rarement! Celui-là l'exerce qui aperçoit dans son ensemble tout ce que sa nature offre de forces et de faiblesses pour l'adapter ensuite à un plan artistique, jusqu'à ce que chaque chose apparaisse dans son art et sa raison et que les faiblesses mêmes ravissent l'œil. Ici il a ajouté une grande part de seconde nature, là il a enlevé un morceau de nature première : - dans les deux cas, il a fallu une lente préparation et un travail quotidien. [...] Il fait attendre la fin de l'ouvrage pour voir régner partout le même goût, en grand et en miniature : la qualité du goût, qu'il soit bon ou mauvais, importe beaucoup moins qu'on ne croît, - l'essentiel c'est que le goût soit un.
Lorsqu'on écrit, on se figure souvent que résister revient à argumenter. Ca n'a jamais suffi. Résister n'est pas davantage émouvoir, alerter ou faire peur. Résister consiste à ressusciter le désir.
Partout ailleurs, [l'esprit libre] ne trouve pas assez d'air ni de propreté; il craint qu'ailleurs [...] la moitié de sa vie lui passerait entre les doigts, perdue dans des malentendus, que partout il faudrait beaucoup de précautions, de secrets, de considérations personnelles, - et tout cela serait une grande et inutile perte de force.
Ce que nous savons de nous-mêmes et ce que nous avons gardé dans la mémoire, pour le bonheur de notre vie, n'est pas si décisif qu'on le croit. Il arrive un jour que ce que les autres savent sur nous (ou croient savoir) se jette sur nous - et dès lors nous reconnaissons que c'est là ce qu'il y a de plus puissant. On s'en tire mieux avec sa mauvaise conscience qu'avec sa mauvaise réputation.
Friedrich Nietzsche | Le gai savoir
Celui qui se sait profond s'efforce d'être clair; celui qui se voudrait sembler profond à la foule s'efforce d'être obscur. Car la foule tient pour profond tout ce dont elle ne peut pas voir le fond : elle est si craintive, elle a si peur de se noyer!
Joseph Déjacque | L'Humanisphère
Le monde est purement et simplement devenu le point d'agression. Tout ce qui apparaît doit être connu, conquis, rendu utilisable.
Foucault | L'usage des plaisirs
Que chaque individu puisse édifier son propre idéal pour en déduire sa loi, ses plaisirs et ses droits, c'est ce qui fut considéré, je crois, jusqu'à présent comme la plus monstrueuse de toutes les aberrations humaines, comme l'idolâtrie par excellence; [...] Ce fut dans un art merveilleux, dans la force de créer des dieux - le polythéisme - que cet instinct put se décharger, se purifier, se perfectionner, s'anoblir
Il faut de temps en temps nous reposer de nous-mêmes, en nous regardant de haut, avec une distance artistique, pour rire, pour pleurer sur nous; il faut que nous découvrions le héros et aussi le fou que cache notre passion de la connaissance; il faut, de-ci, de-là, nous réjouir de notre folie pour pouvoir rester joyeux de notre Sagesse. Et c'est précisément parce que nous sommes au fond des hommes lourds et sérieux, et plutôt encore des poids que des hommes, que rien ne nous fait autant de bien que le bonnet du fou.
Friedrich Nietzsche | Le gai savoir
Tout ce qui est facile à enseigner est inexact
L'on reconnaîtra toujours la noblesse à ce qu'elle n'a pas peur d'elle-même, à l'incapacité de faire quelque chose de honteux, au besoin de s'élever dans les airs sans hésitation, de volée où nous sommes poussés, - nous autres oiseaux nés libres! Où que nous allions, tout devient libre et ensoleillé autour de nous.
Seul inventera une amélioration celui qui sait se dire : " Ceci n'est pas bon."
Foucault | Le souci de soi
La chose la plus importante du monde est justement celle qu'on ne peut dire
L'on pourrait se demander si vraiment, sans cette école et cette préparation religieuse, l'homme aurait appris à avoir faim et soif de son propre moi, à se rassasier et à se remplir de lui-même. Ne fallut-il pas que Promethée crût d'abord avoir volé la lumière et qu'il en pâtit - pour découvrir enfin qu'il avait créé la lumière, en désirant la lumière, et que non seulement l'homme, mais encore le dieu, avaient été l'œuvre de ses mains
Un concept, ce n’est pas du tout quelque chose de donné. Bien plus, un concept ce n’est pas la même chose que la pensée : on peut très bien penser sans concept, et même, tous ceux qui ne font pas de philosophie, je crois qu’ils pensent, qu’ils pensent pleinement, mais qu’ils ne pensent pas par concepts – si vous acceptez l’idée que le concept soit le terme d’une activité ou d’une création originale. Je dirais que le concept, c’est un système de singularités prélevé sur un flux de pensée. Un philosophe, c’est quelqu’un qui fabrique des concepts. Est-ce que c’est intellectuel ? A mon avis, non.
Ceux qui veulent se sauver doivent vivre en se soignant sans cesse
Pierre Bourdieu | Sociologie générale volume 1 - Cours au Collège de France 1981-1983
Rainer Maria Rilke
Nous voulons être les poètes de notre vie, et cela avant tout dans les plus petites choses quotidiennes !
L'"expérience" de tomber amoureux correspond ainsi presque sous une forme pure aux critères d'une phase de Résonance. [...] Elle ne cadre donc absolument pas avec une culture postmoderne qui vise à rendre la vie disponible.
L'action de la providence divine permet donc de donner sens à toute réalité historique : elle fait office, dans le récit historique, de principe unificateur de la diversité sinon désespérante du réel et de clef herméneutique universelle. La diversité historique ne prend sens et ne devient intelligible que référé à ce principe.
Faisons ce qui est seul en notre pouvoir : apportons la lumière à la terre, soyons "la lumière de la terre"! Et c'est pour cela que nous avons nos ailes, notre rapidité et notre sévérité
À maints égards, la limite de la disponibilité n'est plus déterminée par la capacité de résistance du monde, mais par les limites de notre attention et de notre bourse: ce n'est pas le monde qui se dérobe ou qui se referme, mais nous-mêmes qui faisons obstacle à l'extension de notre accès au monde.
Il n'est donc pas surprenant que notre propre personne soit devenue peut-être le plus important point d'agression dans le rapport moderne avec le monde.
Prévoyant qu'il me faudra d'ici peu m'adresser à l'humanité avec le plus grand défi qui lui ai jamais été lancé, il me paraît indispensable de dire qui je suis. [...] Mais la disproportion entre la grandeur de ma tâche et la petitesse de mes contemporains s'est traduite par le fait qu'on ne m'a ni entendu, ni aperçu. Je vis sur le crédit que je m'accorde moi-même, me croire en vie n'est peut-être qu'un simple préjugé?
Ce que l'on appelle vie, au sens usuel du terme, est pure mécanicité, sans conscience. L'expérience de l'absurde marque l'accès à un niveau de conscience qui était exclu dans la simple concaténation mécanique des gestes, des travaux et des jours
L'Amérique n'est ni un rêve, ni une réalité, c'est une hyperréalité. C'est une hyperréalité parce que c'est une utopie qui dès le début s'est vécu comme réalisée. Tout ici est réel, pragmatique, et tout vous laisse rêveur. [...]
Les Américains, eux, n'ont aucun sens de la simulation. Ils en sont la configuration parfaite, mais ils n'en ont pas le langage, étant eux même le modèle. Il constitue donc le matériau idéal d'une analyse de toutes les variantes possibles du monde moderne. [...]
L'Amérique est la version originale de la modernité, nous somme la version doublée ou sous-titrée [...]
J'ai saisi cette idée au vol, et vite j'ai pris les premiers mots venus pour la fixer, de crainte qu'elle ne s'envole de nouveau. Et maintenant elle est morte de ces mots stériles; elle est là suspendue, flasque sous ce lambeau verbal - et en la regardant, je me rappelle à peine encore comment j'ai pu avoir un tel bonheur en attrapant cet oiseau.
Nous n'opérons qu'avec des choses qui n'existent pas, avec des lignes, des surfaces, des corps, des atomes, des temps divisibles, des espaces divisibles - comment une interprétation saurait-elle être possible si, de toute chose, nous faisons d'abord une image, à notre image? Il suffit de considérer la science comme une humanisation des choses, aussi fidèle que possible.
Nous aussi, nous devons croître et nous épanouir librement et sans crainte, dans un innocent amour de nous mêmes, par notre propre personnalité
Le Penser identifiant en a toujours déjà fini avec toutes les choses
La Résonance ne s'instaure qu'avec un vis-à-vis qui, en quelque sorte, "parle de sa propre voix", qui a quelque chose comme une volonté ou un caractère propres ou du moins une logique intérieure qui, en tant que tels, restent indisponibles. Et plus encore, je dois pouvoir concevoir cette voix, en tant qu'elle me parle pour pouvoir la concevoir aussi dans un certain sens comme responsive
Fernando Pessoa
Être philosophe ne consiste pas simplement à avoir de subtiles pensées, ni même à fonder une école, mais à chérir assez la sagesse pour mener une vie conforme à ses préceptes, une vie de simplicité, d'indépendance, de magnanimité, et de confiance. Cela consiste à résoudre quelques-uns des problèmes de la vie, non pas en théorie seulement, mais en pratique.
Sous l'empire des idées religieuses on s'est habitué à la représentation d'un "autre monde" [...] et la destruction des illusions religieuses vous laisse l'impression d'un vide angoissant et d'un manque. - Alors renaît, de ce sentiment, un "autre monde", mais loin d'être un monde religieux, ce n'est plus qu'un monde métaphysique.
La ligne de fuite est une déterritorialisation. [...] Fuir, ce n'est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu'une fuite
[Le charisme] est la croyance en la qualité extraordinaire [...] d'un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessible au commun des mortels ; ou encore qui est considéré comme envoyé par Dieu ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme un "chef".
La philosophie se divise en deux parties : la science et l'attitude spirituelle convenable. Car celui qui possède seulement la science et comprend comment il faut agir, n'est pas encore le sage, vu que son âme ne s'est pas encore transformée en ce qu'il avait appris.
Une société est moderne si elle n'est en mesure de se stabiliser que de manière dynamique c'est-à-dire si elle a besoin pour maintenir son statu quo institutionnel de la croissance économique de l'accélération technique et de l'innovation culturelle constante
Les maîtres de première qualité se reconnaissent en ceci que, pour ce qui est grand comme ce qui est petit, ils savent trouver la chute d'une façon parfaite
C'est un penseur : ce qui veut dire qu'il s'entend à prendre les choses d'une façon plus simple qu'elles ne le sont.
Souvent il ne s'agit pas de rendre des choses - des fragments du monde - atteignables en général mais de les avoir à disposition plus facilement plus efficacement à moindre coût sans grande résistance et de manière plus sûre
Devant les perspectives terrifiantes qui s'ouvrent à l'humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d'être mené. Ce n'est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l'ordre de choisir définitivement entre l'enfer et la raison.
Alain Damasio | Vallée du silicium
Pythagore et Platon, peut-être aussi Empédocle, et bien antérieurement les enthousiastes orphiques cherchèrent à fonder de nouvelles religions; [...] or, ils n'aboutirent qu'à des sectes. Chaque fois que la réforme de tout un peuple ne réussit pas et que ce sont seulement des sectes qui lèvent la tête, on peut conclure que le peuple a déjà des tendances très multiples et qu'il commence à se détacher des grossiers instincts de troupeau et de la moralité des moeurs : un grave état de suspens que l'on a l'habitude de décrier sous le nom de décadence des moeurs et de corruption, tandis qu'il annonce au contraire que l'oeuf va éclore et la coquille se briser.
Cause et effet : voilà une dualité comme il n'en existe probablement jamais, - en réalité nous avons devant nous un continuum dont nous isolons quelques parties.
A l'occasion, il nous conduit la main, ce cher hasard, et la providence la plus sage ne saurait imaginer de musique plus belle que celle qui réussit alors sous notre folle main.
Tous s'imaginent que le passé n'est rien, ou si peu de choses, et que l'avenir prochain est tout [...]. Chacun veut être le premier dans cet avenir, - et pourtant la mort et le silence de la mort sont les seules certitudes qu'ils aient tous en commun dans cet avenir!
Un récit, ou une "histoire" c'est le langage qui se saisit du "réel" et qui l'informe, lui donne forme, à tel point que l'on puisse douter que le réel existe en dehors de lui
Les bons -- ils ne peuvent créer, ils sont toujours le commencement de la fin --
-- Ils crucifient celui qui grave de nouvelles valeurs sur de nouvelles tables, ils sacrifient l'avenir à leur profit, ils crucifient tout avenir des hommes !
Les bons -- ils furent toujours le commencement de la fin.
Et quelque mal que puissent faire les calomniateurs du monde, le mal que font les bons est le plus nuisible des maux
Toute société organisée endort les passions
Il n'y a pas de concept philosophique qui ne renvoie à des déterminations non philosophiques
Dieu est mort : mais ainsi sont fait les hommes qu'il y aura peut-être encore pendant des milliers d'années des cavernes où l'on montrera son ombre - et nous, il nous faut encore vaincre son ombre.
Ne soyez rien, devenez sans cesse
Les hommes supérieurs se distinguent des inférieurs par le fait qu'ils voient et entendent infiniment plus, et ils ne voient et n'entendent qu'en méditant - et cela précisément distingue l'homme de l'animal et l'animal supérieur de l'inférieur. Le monde s'emplit toujours davantage pour celui qui s'élève dans les hauteurs de l'humanité, de plus en plus d'hameçons lui sont lancés, l'intérêt grandit autour de lui, et dans la même proportion ses catégories de plaisir et de déplaisir, - l'homme supérieur devient toujours en même temps plus heureux et plus malheureux. Mais en même temps une illusion l'accompagne sans cesse : il croit être placé en spectateur et en auditeur devant le grand spectacle et devant le grand concert qu'est la vie : il dit que sa nature est contemplative et ne s'aperçoit pas qu'il est lui-même le véritable poète et le créateur de la vie, - que s'il se distingue de l'acteur de ce drame, le soi-disant homme d'action, il se distingue bien davantage encore d'un simple spectateur, d'un invité placé devant la scène. Il a certainement en propre, étant poète, la vis contemplativa [force de contemplation] et le retour sur son oeuvre, mais en même temps et avant tout, la vis creativa [force de creation] qui manque à l'homme qui agit, quoi qu'en disent l'évidence et la croyance reçue. Nous qui méditons et sentons, c'est nous qui faisons pour de bon et sans cesse quelque chose qui n'existe pas encore : à savoir ce monde toujours grandissant d'appréciations, de couleurs, d'évaluations, de perspectives, de degrés, d'affirmations et de négations. C'est ce poème de notre invention que ceux que l'on appelle les hommes pratiques (nos acteurs) ont appris, exercé, répété, traduit en chair et en réalité, oui, même en vie quotidienne. Tout ce qui a quelque valeur dans le monde actuel n'en a pas par soi-même, selon sa nature - la nature est toujours sans valeur : - il a fallu lui donner une valeur, la lui attribuer, et c'est nous qui l'avons fait ! Nous seuls avons créé le monde qui intéresse l'homme ! - Or, nous ne le savons pas, et s'il nous arrive un instant d'en prendre conscience, nous l'oublions aussitôt l'instant d'après: nous méconnaissons notre meilleure force et nous nous sous-estimons quelque peu, nous autres contemplatifs - nous ne sommes donc ni aussi fiers, ni aussi heureux que nous pourrions l'être.
Un jour nous arrivons à notre but - et dès lors nous indiquons avec fierté le long voyage que nous avons dû faire pour y parvenir. En réalité, nous ne remarquions pas que nous voyagions. C'était au point qu'à chaque endroit nous avions l'illusion d'être chez nous.
Nous ne faisons pas du tout l'expérience des choses dans leur diversité phénoménale, nous ne les appréhendons que dans ce que nous avons rendu disponible en elles sur le plan conceptuel, économique ou Technique.
Friedrich Nietzsche | Le gai savoir
L'éducation ne se produit pas là où une compétence déterminée est acquise, mais à chaque fois qu'un fragment du monde pertinent sur le plan social "se met à parler", c'est-à-dire lorsqu'un enfant ou un adolescent note tout à coup: tiens, l'Histoire, ou la politique ou la musique, etc me dise quelque chose - ils me concernent, et je peux m'engager en eux de manière auto-efficace
L'enjeu-clé de toute emergence technologique: à savoir aux usages et plus largement à la culture d'utilisation que cette invention va potentialiser.
Alain Damasio | Vallée du silicium
Une tâche demeure toute nouvelle et à peine perceptible à l'œil humain, à peine clairement reconnaissable, la tâche de s'approprier le savoir et de le rendre instinctif
La solitude n'existe pas. Nul n'a jamais été seul pour naître. La solitude est cette ombre que projette la fatigue du lien chez qui ne parvient plus à avancer peuplé de ceux qu'il a aimés, qu'importe ce qui lui a été rendu.
L'homme est devenu peu à peu un animal fantastique qui doit remplir une condition d'existence de plus que tout autre animal : l'homme doit de temps en temps croire qu'il sait pourquoi il existe, son espèce ne peut pas prospérer sans une confiance périodique en la vie! Sans la foi en la raison dans la vie. Et l'espèce humaine finira toujours par décreter : "Il y a quelque chose sur quoi l'on n'a absolument pas le droit de rire!"
Avoir l'esprit philosophique, c'est être capable de s'étonner des événements habituels et des choses de tous les jours, de se poser comme sujet d'étude ce qu'il y a de très général et de plus ordinaire
Et si le plaisir et le déplaisir étaient tellement solidaires l'un de l'autre que celui qui veut goûter de l'un autant qu'il est possible, doit goûter aussi de l'autre autant qu'il est possible - que celui qui veut "jubiler jusqu'au ciel" doit aussi se préparer à être "triste jusqu'à la mort"?
Antonio Machado
Hanzi Freinacht | The Listening Society
Alain Damasio | La Horde du contrevent
L'art de vivre a pour matière la vie de chacun.
Lorsque vous saurez qu'il n'y a point de fins, vous saurez aussi qu'il n'y a point de hasard : car ce n'est qu'à côté d'un monde de fins que le mot "hasard" a un sens.
Ce que nous faisons n'est jamais compris, mais toujours seulement loué ou blâmé
La sévérité qu'il faut mettre au service de la science, cette rigueur dans les petites comme dans les grandes choses, cette rapidité dans l'enquête, le jugement et la condamnation a quelque chose qui inspire la crainte et le vertige.
Le code de la séparation a sa méthode: nous unir en-tant-que-séparées. Simul & singulis: être ensemble et être soi. Rester soi en restant ensemble à distance/ne jamais réellement sortir d'un branchement circulaire à soi-même
Nous découvrons constamment de nouvelles faces de nous même, nous y répondons et, dans la mesure où nous approfondissons notre connaissance de nous-mêmes, où nous apprenons à comprendre nos propres manières de réagir, notre expertise progresse peut-être mais nous n'en avons jamais fini avec nous-mêmes
Friedrich Nietzsche | Le gai savoir
J'aimerais que le germe devint arbre. Pour qu'une doctrine devienne arbre, il faut que l'on ait foi en elle, il faut qu'elle soit considérée comme irréfutable. L'arbre à besoin de tempêtes, de doutes, de vers rongeurs, de méchanceté, pour lui permettre de manifester l'espèce et la force de son germe; qu'il se brise s'il n'est pas assez fort. Mais un germe n'est toujours que détruit - et jamais réfuté!
Le fondateur du christianisme s'imaginait que rien ne faisait souffrir d'avantage les hommes que leurs péchés : - c'était une erreur, l'erreur de celui qui se sent sans péchés, qui manque d'expérience! Ainsi son âme s'emplit de cette merveilleuse pitié qui allait à un mal dont son peuple lui-même, l'inventeur du péché, souffrait rarement comme d'un mal! - Mais les chrétiens ont su donner raison à leur maître après coup, ils ont sanctifié son erreur pour en faire une "vérité"
Parce que les hommes croyaient déjà posséder le conscient. Ils se sont donné peu de peine pour l'acquérir
L'apparence primitive finit par devenir presque toujours l'essence, et fait l'effet d'être l'essence. Il faudrait être fou pour s'imaginer qu'il suffit d'indiquer cette origine et cette enveloppe nébuleuse de l'illusion pour détruire ce monde [...]. Nous ne pouvons détruire qu'en créant! - mais n'oublions pas non plus ceci : il suffit de créer des noms nouveaux, des appréciations et des probabilités nouvelles pour créer à la longue des "choses" nouvelles.
Les GAFAM [...] nous ont donné le moyen de devenir de parfaits in/dividus autosatisfaits, ou crus tels, se voulant tels - c'est-à-dire des êtres humains qui ne se divisent plus. Qui ne se partagent pas avec d'autres, n'offrent pas un seul morceau de ce qu'ils sont à des pairs qui en auraient besoin.
Tous les gens n'ont de charme que par leur folie
Nous avons tous en nous des plantations et des jardins inconnus; et, pour me servir d'une autre image, nous sommes tous des volcans en travail qui auront leur heure d'éruption : il est vrai que personne ne sait si ce moment est proche ou lointain, le bon Dieu lui-même l'ignore.
Des natures comme celle de l'apôtre Paul ont le mauvais oeil pour les passions; ils n'apprennent à en connaître que ce qui est malpropre, que ce qui défigure et brise les coeurs, - leur aspiration idéale serait donc la destruction des passions : pour eux ce qui est divin en est complètement dépourvu. A l'inverse de Paul et des juifs, les Grecs ont porté leur aspiration idéale précisément sur les passions, ils les ont aimées élevées, dorées et divinisées.
Le tourisme, dans toutes ses variantes, remplit une fonction centrale pour la société moderne, non pas tant, ou pas seulement, parce qu'il représente un secteur économique important, mais avant tout parce qu'il symbolise, promet et exprime un rapport déterminé au monde. Le visiteur d'une agence de voyage ou des sites Internet qu'elle gère a pratiquement "le monde à ses pieds".[...]
L'extension prodigieuse de l'accès au monde dans la Modernité tardive apparait ici de manière éloquente.
Friedrich Nietzsche | Le gai savoir
Johann Chapoutot | Le Grand Récit
Peut-être y a-t-il encore un avenir pour le rire! On le verra bien lorsque l'humanité se sera incorporé la maxime "l'espèce est tout, l'individu n'est rien" et que chacun disposera, à chaque moment d'un accès à cette délivrance ultime, à cette ultime irresponsabilité. Peut être alors que le rire se sera-t-il allié à la Sagesse, peut-être ne restera-t-il plus que le "gai savoir"
Les acteurs de l'histoire puisent courage et entrain dans le passé car il fait écran, un écran épique ou héroïque, avec les taches triviales, voire sordides, qu'ils ont à effectuer.
L'indisponibilité devient une impossibilité de penser parce qu'elle n'est plus que le pas-encore-disponible, ce-qui-doit-encore-être-rendu-disponible
Au fond je n'aime pas toutes ces morales qui disent : "Ne fais pas telle chose! Renonce! Surmonte-toi !" - Jaime par contre toutes ces autres morales, et à en rêver du matin au soir et du soir au matin, à ne pas penser à autre chose qu'à bien faire cela, aussi bien que moi seul je suis capable de le faire ! Qui vit ainsi dépouille continuellement l'une après l'autre les choses qui ne font pas partie d'une pareille vie; sans haine et sans répugnance, il voit aujourd'hui telle chose et demain telle autre prendre congé de lui, comme une feuille jaunie se détache de l'arbre au moindre souffle : d'ailleurs, il peut ne pas même s'apercevoir qu'elle le quitte, tant son oeil regarde sévèrement son but, en avant et non à côté, en arrière ou vers le bas. "Notre activité doit déterminer ce que nous laissons de côté : en agissant, nous délaissons"
Ces professeurs de morale qui recommandent à l'homme d'abord et avant tout de se faire violence, le gratifient ainsi d'une maladie singulière : je veux dire d'une irritabilité constante devant toutes les impulsions et les penchants naturels et, en quelque sorte, d'une espèce de démangeaison. Quoi qu'il leur advienne du dehors ou du dedans, une pensée, une attraction, une incitation - toujours cet homme irritable s'imagine que maintenant son empire sur soi-même pourrait être en danger: sans pouvoir se confier à aucun instinct, à aucun coup d'aile libre, il est sans cesse sur la défensive, armé contre lui-même, l'oeil perçant et méfiant, lui qui s'est institué l'éternel gardien de son donjon. Certes, il peut ainsi être grand ! Mais combien il est devenu insupportable aux autres, difficile à porter pour lui-même, comme il s'est appauvri et isolé des plus beaux hasards de l'âme ! et aussi de toutes les leçons futures ! Car il faut savoir se perdre pour un temps si l'on veut apprendre quelque chose des êtres que nous ne sommes pas nous-mêmes.
L'épicurien se choisit les situations, les personnes et même les événements qui cadrent avec sa constitution intellectuelle extrêmement irritable, il renonce à tout le reste - c'est-à-dire à la plupart des choses - puisque ce serait là pour lui une nourriture trop forte et trop lourde. Le stoïcien, au contraire, s'exerce à avaler des cailloux et des vers, des tessons et des scorpions, et cela sans en avoir le dégoût; son estomac doit finir par être indifférent à tout ce qu'offre le hasard de l'existence