Les Dépossédés
Les Dépossédés est une œuvre majeure d'Ursula Le Guin qui explore, à travers la Science-fiction, des questions fondamentales sur l'organisation des sociétés humaines et leur évolution.
Ce roman met en scène la confrontation entre deux mondes radicalement différents :
- Urras : une planète avec une société capitaliste et hiérarchisée.
- Anarres : une planète inhospitalière où s'est implantée une société anarchiste, égalitaire et collectiviste après avoir quitté Urras
En naviguant entre ces deux mondes, Ursula Le Guin travaille des thèmes à la fois politiques et existentiels.
L'utopie réalisée
Un sujet central et explicite du livre est la condition de possibilité de l'utopie.
You cannot buy the revolution. You cannot make the revolution. You can only be the revolution. It is in your spirit, or it is nowhere.
La colonisation d'Anarres est construite en miroir de celle des États-Unis. Ces deux sociétés partagent des origines similaires:
- Une rupture avec l'ordre ancien, jugé oppressif
- La volonté de construire un nouveau monde basé sur des idéaux forts tels que la liberté
- L'établissement dans un territoire hostile
En plus de cette origine, elles partagent aussi un destin. En effet, toutes deux persistent bien après la mort de leurs fondateurs, en dépit de conditions de départ peu avantageuses.
Cependant, ces sociétés fondées sur une utopie en sont-elles la réalisation concrète?
Dans le cas d'Anarres, on constate que les idéaux fondateurs ont tendance à laisser place à des oppressions nouvelles. Ceux qui ne se plient pas à la norme et ne jouent pas le jeu du collectif constamment sont exclus du groupe. Ce qui est jugé inutile au corps social est délaissé.
C'est donc la mort de la révolution qui se joue: convaincu d'avoir atteint l'objectif de l'anarchie, chacun oublie les idéaux qui ont créé la révolution, la volonté de changement coagule et de nouveaux jeux de pouvoir se développent
It's always easier not to think for oneself. Find a nice safe hierarchy and settle in. Don't make changes, don't risk disapproval [...]. It's always easiest to let yourself be governed.
Être et devenir: une dialectique
Cette tension entre la préservation d'un idéal et sa pétrification nous amène à une question plus profonde sur la nature même du changement.
C'est à travers le personnage de Shevek et ses recherches en physique que Le Guin explore la dialectique fondamentale entre être et devenir.
Shevek est un physicien Annaresti qui cherche a unifier deux visions a priori opposées du temps:
- La "séquentialité", lecture linéaire du temps
- La "simultanéité", une lecture cyclique du temps
Urras et sa société moderne préfère la séquentialité. C'est la temporalité du devenir. Elle permet la causalité et donc une relation utilitariste au temps: la fin justifie les moyens, le progrès dans le futur justifie les compromissions du passé. Encore faut-il que la fin advienne.
Anarres, elle, est plus ancrée dans le mode de la simultanéité. Anarres est une utopie et se ferme au reste du monde afin de le rester même. La fin est advenue et il ne reste plus de devenir.
Can one dismiss either being, or becoming, as an illusion? Becoming without being is meaningless. Being without becoming is a big bore...
Éthique de la loyauté
Cette tension entre être et devenir, Shevek la résout grâce à la loyauté. La loyauté c'est ce qui continue de faire exister le passé dans le présent, et ainsi rend possible le futur.
- Être fidèle au passé, en faisant vivre les idéaux, leur finalité, plutôt que les formes figées qui tentent de les manifester.
- S'engager pour le futur, en questionnant le présent et en s'inscrivant dans un devenir meilleur.
If you evade suffering you also evade the chance of joy. Pleasure you may get, or pleasures, but you will not be fulfilled. You will not know what it is to come home.
[...] The search for pleasure is circular, repetitive, atemporal [...], always ends in the same place. It has an end. It comes to the end and has to start over. It is not a journey and return, but a closed cycle, a locked room, a cell.
Outside the locked room is the landscape of time, in which the spirit may, with luck and courage, construct the fragile, makeshift, improbable roads and cities of fidelity. [...] Loyalty, which asserts the continuity of past and future, binding time into a whole, is the root of human strength; there is no good to be done without it.
Puisqu'il n'y a pas de fin, l'être et le devenir sont toujours ensemble. Cette compréhension se traduit concrètement dans :
- La façon dont nous préservons nos idéaux tout en les laissant évoluer
- Notre capacité à construire le futur en restant fidèles à nos origines
- L'équilibre entre stabilité et changement dans nos institutions
Mémoire, vision et action deviennent ainsi les outils pratiques pour naviguer dans le changement en restant soi.
There was no end. There was process: process was all. You could go in a promising direction or you could go wrong, but you did not set out with the expectation of ever stopping anywhere.